Prendre sa place
Il a 11 ans, est grand, plus grand que son frère aîné. Et en plus il marche sur la pointe des pieds.
Il est longiligne, filiforme, comme décroché du sol et tout tendu vers le haut.
Il fait tout très vite, il parle vite, trébuche sur ses mots, serre les yeux et les poings pour se reprendre. Il mange à toute vitesse et à grandes bouchées comme s'il ne pouvait pas s'autoriser à prendre son temps. Il expédie ses devoirs, ses mots jetés un peu en vrac sur les lignes, pas le temps de mettre des barres aux t et des points aux i. Et encore moins de soigner son orthographe.
A table il s'assied toujours n'importe comment. Il tire une chaise vers lui et y dépose un genou, une cuisse, s'assied sur son pied et commence son travail par-dessus ses cahiers empilés, même pas en face de lui. Il ne prend pas de place, il ne prend pas sa place.
Physiquement il donne l'impression d'être un arbuste qui a poussé trop vite, qui a filé vers le ciel dans l'espoir d'attrapper un peu de lumière par-dessus les autres arbres qui le serrent en largeur. Il cherche la lumière, fait ce qu'il faut dans le souci d'être remarqué, travaille bien à l'école, se montre autonome, très autonome, trop au point parfois de se faire oublier. Ses notes à l'école sont excellentes et pourraient être bien meilleures s'il se donnait le temps de réaliser correctement ses travaux.
Il a 11 ans et il est tout entier tendu vers le haut, veut dominer la situation toujours et en toutes circonstances. Quand un problème survient il se met en colère et refuse la discussion. Il est fier et orgueilleux, acariâtre parfois, presque caractériel. Il n'aime pas beaucoup être câliné, ça prend trop de temps peut-être ou ça le détourne de son projet immédiat. Il est dans le paraître, le faux-semblant: parfois le ton de sa voix sonne faux, son sourire est de façade, ses "je t'aime" aussi.
Et puis un jour il craque. Il pleure, ça y est, il ouvre les robinets et nous noie d'un flot de paroles. Il n'en peut plus de ce sentiment d'être oublié, laissé pour compte. Trop de stress à l'idée d'être livré à lui-même pour le travail scolaire, ce que ses bons résultats accentuent encore. D'ailleurs il le précise: il ne travaille bien que pour nous décharger de l'attention qu'on peut dès lors reporter sur les deux autres, et ainsi il espère recevoir des remarques. "Recevoir des remarques?" c'est à dire être remarqué par son instit qui laissera un petit mot dans son cahier qu'il pourra ensuite fièrement nous montrer. Au cas où il n'y aurait qu'aux messages de l'intit qu'on se rendrait compte qu'on a un petit garçon doué et travailleur... Les livres qu'on lui offre quasi quotidiennement pour assouvir sa passion, il les reçoit avec un plaisir mêlé d'angoisse: il voit dans notre geste le moyen de l'écarter un peu plus de la vie familiale, de nous débarrasser de lui pour avoir plus de temps à consacrer à son frère et à sa soeur. Et puis, il a tendance à surtout relever les attentions que l'on a pour les autres mais pas tellement celles qu'on a pour lui, ou alors il se méprend sur l'intention que l'on y met. Mais là, il pleure et il réclame que l'on s'occupe de lui.
Depuis trois jours, Numéro2 a ouvert les vannes. Et en trois jours il aura parlé plus qu'en 10 ans. Il aura puisé au fond de lui pour nous livrer en des termes très pertinents et très précis le fond de sa pensée, le sens de son désespoir. Il parle, parle de lui, parle de nous, sans reproches mais avec tristesse, un peu d'amertume aussi. Il lance son SOS et est tout surpris que nous l'attrapions au vol et y accordons autant d'importance. Il parle et sort de son silence, il communique et nous permet de communiquer avec lui, sans ce mur de colère ou d'instransigeance si connu qu'il dressait si souvent entre nous. Il parle, dit qu'il nous aime, fond en larmes et se jette dans mes bras. "J'ai besoin de vous", nous dit-il. Nous sommes là, nous l'avons toujours été mais nous le serons encore davantage, attentifs et concernés.