Coup de cafard
Je l'ai vu arriver de loin, comme une énorme pierre qui dévalait une montagne dans ma direction. Je l'ai vu accélérer en se rapprochant, fondre sur moi, me prendre de plein fouet et m'écraser de tout son poids. J'ai le cafard bref mais intense. Et celui-là était assez puissant.
Je crois que je dois sa survenue à la baisse de mes défenses de ces quelques derniers jours. Ces murs de protection que ma peur, mes peurs, m'avaient obligée à dresser autour de moi depuis des années, ces murs, je suis en train de les détruire petit à petit. Et là, je me trouve face à la réalité, les faux-semblants s'effacent, et je touche du doigt quelque chose, quelque chose de terrifiant que je ne peux pas nommer...
La première idée construite qui finit par s'imposer, c'est que je ne peux plus vivre sans un travail. Sans travail, je n'ai plus d'occasions de me "botter les fesses", de me dépasser, d'aller au-delà de limites de plus en plus étroites. Je n'ai plus rien pour aller à l'encontre de mon inertie, plus rien pour me distraire d'un certain sentiment de vide. Ma vie est entre parenthèses, faite de grands leurres, de petites tromperies et d'arrangements avec la vérité. Mon univers relationnel se réduit aussi, des amitiés anciennes font leur chemin et celles qui finissent par s'éteindre tout naturellement ne sont pas remplacées par de nouvelles. Mes capacités se rouillent à force d'être sous-employées, ma mémoire m'échappe de plus en plus, je sens que je décline. Le temps file et je ne le rentabilise pas; pire: je n'en fais rien de spécial. Finalement, vivre passe vraiment pour moi par le fait de travailler, ne serait-ce que pour retrouver un rythme et des défis à relever.
Voici ce que le fait de m'investir dans cette offre d'emploi m'a amenée à entrevoir. J'hésitais à y croire au début, et pourtant, j'avais mes chances. J'ai été retenue avec 4 autres personnes sur la soixantaine de départ et j'ai passé toutes les étapes jusqu'à maintenant. Je me suis rendue à l'entretien en étant convaincue que c'était jouable, et que le boulot pouvait fort bien être pour moi. J'ai pris le risque de me jetter à l'eau, pris le risque d'y croire, pris le risque de l'échec. Et là, comme un retour de manivelle, le sentiment que, si jamais ça ne marche pas, si jamais... Serais-je à même de l'assumer?
Bon, en fait et tout bien réfléchi, oui je l'assumerai. J'ai encore des tas de faux-semblants très rassurants derrière lesquels me retrancher en cas de besoin. Je sais que je ferai face et que je me construirai avec cette expérience. Et après tout, dans l'hypothèse où ma vie professionnelle serait bel et bien finie dès maintenant, je peux toujours m'efforcer de vivre autrement, de combattre le vide par d'autres moyens. Le problème n'étant pas l'absence de travail, mais ce que mes peurs m'imposent de faire pour ne pas avoir à les affronter.