Un jeudi presque ordinaire
Mais qu'est-ce qui peut bien passer par la tête d'un ado - encore un enfant!- de 12 ans pour quitter la maison sans prévenir ses parents, les laissant fous d'inquiétude, et aller se balader le long des voies de chemin de fer? Qu'est-ce qui a pu le faire sortir de chez lui cet après-midi-là pour aller flirter avec le danger? Avait-il l'intention de mettre la grande faucheuse au défi, comme dans ces jeux stupides que les ados tentent parfois? Avait-il un trop-plein d'émotions à évacuer? Voulait-il échapper à une tristesse, une angoisse trop lourde?
Qu'est-ce qui est passé par la tête de ce gamin que l'on décrit comme un gosse sans histoire, aimant rire et blaguer, toujours de bonne humeur et particulièrement agréable à fréquenter? Pourquoi a-t-il quitté le cocon familial ce jour-là? Qu'est-ce qui a mené ses pas le long de la voie de chemin de fer? Et surtout, qu'est-ce qui lui a donné l'idée de traverser?
A-t-il attendu le train pour s'élancer sur la voie? A-t-il seulement entendu le train? A-t-il mal évalué la distance et la vitesse de l'engin ou s'est-il délibérément jeté sur les rails en sachant qu'il n'avait aucune chance d'en réchapper? A quoi pense un ado -un enfant!- de 12 ans trois minutes avant l'accident qui lui sera fatal? A-t-il pensé à la douleur qu'il infligerait à ses parents? A l'incompréhension, la culpabilité peut-être qu'il jetterait dans l'esprit de ses proches, son frère, sa soeur qui n'en peuvent plus de ne pas comprendre? Au choc que sa disparition brutale imposerait à ses copains de classe?
Vendredi matin, Numéro1 a appris en même temps que ses copains le décès brutal de son petit camarade avec lequel il aimait plaisanter. Celui qui avait l'habitude de ponctuer toutes ses phrases par un petit rire ou un sourire. Celui dont on dit après-coup qu'il avait déjà évoqué l'idée d'un suicide, même si tous restent convaincus qu'il n'était pas foncièrement malheureux. Un choc pour tout le monde.
Et tandis que la police enquête, tandis que la thèse du meurtre est à présent écartée, tandis que tous essaient de faire la part des choses entre suicide incompréhensible et acte d'imprudence tout aussi incompréhensible, les autres ados qui ont partagé un bout de la vie du gamin sont plongés dans un abîme de réflexions sur le sens de l'existence, sur la fragilité de la vie, sur la possibilité d'être malheureux à en mourir - ou stupide à en mourir.
Les profs s'organisent pour soutenir les enfants. Une longue marche pour ne pas rester enfermés en classe, le regard attiré par la place de l'absent. Une messe et des prières pour mettre les peines en commun et évacuer le chagrin. Les adultes, ébranlés, parlent au groupe et laissent les émotions les entraîner sur des terrains personnels; l'un évoque la mort brutale de sa fille l'an dernier, l'autre ronchonne sur le fait que plus personne ne parle avant de passer à l'acte.
De retour à la maison, Numéro1 évacue la boule dans la gorge en pleurant à chaudes larmes. Il continue de refuser l'idée que son copain était si malheureux, si malheureux pour avoir envie d'en finir. Il pense aussi à cette petite fille de sa classe à qui il a dit au-revoir l'an dernier et qu'il a accompagnée dans son dernier voyage, au terme d'une interminable maladie. Et puis, il essaie de se souvenir que la vie c'est aussi s'amuser malgré tout, prendre du plaisir à faire les choses quotidiennes: jouer à l'ordi, caresser le chat, se disputer avec son frère, regarder un film, serrer sa soeur dans ses bras.
Et surtout, il a promis à sa maman de parler de ses problèmes avant qu'ils ne deviennent un fardeau trop lourd. Mais le fera-t-il?